La ville relationnelle : comment aménager des milieux de vie à échelle humaine
10 juin 2025
9 minutes de lectureCet article a été rédigé par
- François Grenier
Dans le cadre des 27es Journées annuelles de santé publique, qui se sont déroulées en décembre 2024, Sonia Lavadinho, anthropologue urbaine, géographe, et directrice de l’ouvrage collectif La Ville relationnelle, paru en 2021, a brossé un portrait de cette approche, qui rompt avec le passé. Et pour le faire, elle a pris pour exemple de la ville de Juvignac, qui souhaite justement devenir relationnelle.
L’exemple de cette petite ville française, située en périphérie de Montpellier, ne pouvait être mieux choisi. Car Juvignac ressemble à s’y méprendre à bien des villes nord-américaines. Jusqu’à la caricature, puisque l’agglomération s’est littéralement développée autour d’un centre commercial qui lui préexistait. Ça ne s’invente pas…
Avec une population d’environ 13 000 habitants, Juvignac connaît une croissance rapide, comme toutes les « entrées de ville », ce que l’on appelle ici les villes-dortoirs. Et elle est coupée en deux par une ancienne route nationale qui fait office d’artère principale. Elle représente enfin le prototype même de la ville fonctionnelle. Avec tous les inconvénients que cela suppose.
La ville fonctionnelle, mais pour les seules voitures
Premier constat, la ville est aménagée de manière « carcérale », au détriment des enfants. « On leur a mis plein de barrières, déplore Sonia Lavadinho. Parce que ce n’est évidemment pas aux voitures qu’on impose des barrières. C’est aux enfants. On les enferme, dans l’espace public, comme s’ils étaient malades... Mais, fallait-il absolument les mettre en cage ? Il faudrait d’abord savoir qui on doit mettre en cage. Qui est-ce qui tue, là ? Ce ne sont pas les enfants qui tuent ! Et donc, pour le coup, c’est toute la question de savoir comment on peut rendre la ville rendre plus relationnelle. »
Bien entendu, l’enjeu, c’est d’intervenir avec doigté, en fonction des moyens dont dispose la ville.
« On va agir sur les “points d’acupuncture”, explique Sonia Lavadinho, sur ceux qui comptent le plus pour créer des endroits relationnels. On considère un certain nombre de critères, avec nos algorithmes, pour identifier les lieux où l’impact des interventions sera optimal. » Et ici, c’est dans le but de répondre aux priorités de la mairie qui souhaite créer une ville amie de toutes les générations. Une ville comestible et commensale. Une ville du dehors. Et une ville de la rencontre. Ce à quoi s’ajoute l’exigence du confort climatique, un enjeu majeur en période de canicule dans cette ville du sud de la France.
Ne pas oublier les adolescents dans les aménagements
Une des notions sur laquelle Sonia Lavadinho insiste beaucoup, c’est la « biodiversité des publics ». Ce que l’on pourrait traduire par la mixité générationnelle des espaces publics. Des lieux où peuvent se mêler des clientèles diverses et de tous âges. Lors de la conférence plénière sur La Ville relationnelle, qu’elle avait prononcée plus tôt en matinée, Sonia Lavadinho a bien détaillé ce concept. On peut d’ailleurs l’entendre sur la chaîne YouTube de l’INSPQ, à partir de 11 minutes 30 secondes.
Cela dit, l’un de ses chevaux de bataille, c’est de saisir toutes les occasions dans le but de créer aussi la ville pour les adolescents. Et c’est ce qu’elle compte faire, en profitant de l’inauguration, l’automne prochain, d’un collège à Juvignac afin de créer une place dédiée aux adolescents. Selon elle, les villes paraissent encore trop hostiles pour les adolescents. On ne leur offre pas suffisamment d’espaces de convivialité pour qu’ils puissent se retrouver entre eux.
« Ça manque dans toutes les villes, déplore-t-elle. Je ne jette pas la pierre à l’une ou à l’autre. Car je ne connais pratiquement aucune ville, même celles hyper exemplaires comme Copenhague, qui en font assez pour les adolescents. C’est vraiment un des trucs qu’on sait le moins bien faire. Alors que les ados sont les plus à risque de lâcher le sport, de grossir et devenir sédentaires. Si vous ne rattrapez pas les adolescents à temps, ça va être trop tard. Moi, je conseille vraiment d’investir pour créer des espaces de convivialité qui attirent les adolescents. Parce qu’on sait que là où ils pourront se rencontrer, ils vont venir et qu’ils vont bouger, et socialiser. »
La grande traversée
Un des grands paradoxes de Juvignac, c’est que, par sa taille et sa densité, elle a tout de la ville du quart d’heure. Mais, comme le fait remarquer Sonia Lavadinho, à cause du centre commercial, immense îlot de chaleur, et de son ancienne route nationale (l’Allée de l’Europe), boulevard fortement achalandé, la Ville n’est pas traversable. Si bien que tout le monde utilise sa voiture pour s’y déplacer.
Le remède à cela, c’est le « road diet », comme on dit en Suisse. Ce qui se traduirait, à Juvignac, par le réaménagement de l’Allée de l’Europe en une « rue Parc », toute plantée d’arbres. « Pas que ce sera interdit d’y circuler en voiture, précise Sonia Lavadinho. Mais les gens auront moins tendance à le faire parce qu’on aura tellement transformé l’artère en parc ! Et même avec de nouveaux aménagements, des pavés complètement différents, on pourra encore l’emprunter, y compris en camion, mais d’une façon beaucoup plus apaisée qu’aujourd’hui. »
La rue Parc deviendrait ainsi le pôle d’attraction de ce que Sonia Lavadinho appelle les « ruisseaux de fraîcheur » : ces petites rues verdies qui vont se jeter dans l’artère principale pour former la « deuxième peau » des parcs qui ceinturent la ville. « En réaffectant la fonction des rues, affirme-t-elle, on arrive à créer beaucoup, beaucoup d’espace pour le jeu, pour les jeunes, pour les seniors, et pour le mieux-être de tout le monde ».
Le principe de la « bande centrale »
Une autre des stratégies d’apaisement que Sonia Lavadinho envisage d’utiliser à Juvéniac repose sur une recette suisse qui a fait ses preuves, notamment à Zurich avec sa Nordbrücke. Ce que l’on appelle une « bande centrale » ou « bande polyvalente ». C’est un aménagement qui, notamment, rend inutile la signalisation ou les passages piétons, d’ailleurs implantés au service des voitures...
« En gros, ça envoie un message tout simple, explique Sonia Lavadinho. Ça dit aux piétons : vous pouvez traverser la rue là où vous voulez. Cette bande centrale, elle est à vous. Elle est là, au milieu de l’espace public, pour conforter les lignes de désir. La voiture, elle, elle va à la vitesse de 20 km/h maximum. Et quand elle vous voit passer, elle se calme. Et quand vous n’êtes plus là, elle avance plus vite. Cet aménagement, ça rend la circulation beaucoup plus fluide. Au contraire des systèmes de feux actuels qui vous font accélérer d’un seul coup à 50 à l’heure. Mais qui, tout de suite après, vous immobilisent à 0 à l’heure. »
En effet, pourquoi se dépêcher d’accélérer si on se retrouve ensuite complètement à l’arrêt. « Et donc, ajoute Sonia Lavadinho, le principe de la bande centrale, c’est que vous avancez toujours lentement. Mais sûrement. On est dans une approche où les voitures avancent toutes très lentement. Comme nous-mêmes, les piétons, on avance lentement. En fait, tout le monde avance, même lentement. Donc, pour le coup, tout le monde avance... Et tout le monde est content d’avancer. »
« Ce n’est pas qu’on veut sortir la voiture de la ville, martèle Sonia Lavadinho. Ce qu’on veut, c’est la civiliser, cette bagnole. On veut lui dire : “Tu as le droit de cité, mais tu as le droit de cité en cédant le pas au piéton. Tu as le même droit de cité que les autres, mais à 20 km/h. Et tu as le droit de passer, mais tu n’as pas le droit de squatter toute ta place. Parce que la place, c’est pour les humains, d’abord.” C’est ça le message, très clairement. »
La ville relationnelle
La mise en place de mesures d’apaisement de la voiture qui confortent les lignes de désir des piétons, et leurs déplacements sécuritaires, représente une étape essentielle pour la création d’une ville relationnelle. Mais cela n’est pas suffisant. Il faut aussi créer du « séjour ». Des lieux par où les gens vont passer, mais où ils vont aussi se rendre pour y dépenser de leur temps.
« La seule chose qui fait que des gens viennent marcher dans votre ville, insiste Sonia Lavadinho, c’est le fait qu’il y ait d’autres gens sur place. S’il n’y a personne, les gens vont se dire : “C’est mort cette ville”. Et ils ne vont pas venir. C’est tout simple. Donc, l’enjeu, c’est de rendre les gens visibles. Parce que les piétons statiques, c’est vachement rentable ! Si vous avez quelqu’un qui est assis-là pendant 10 minutes, alors les 50 personnes qui vont passer et le voir, elles vont se dire : “Ah, c’est vachement animé ici. Ça donne envie”. Imaginez s’il y a 3 ou 4 piétons qui sont assis…, à quel point ils sont encore plus rentables ceux-là ! Bref, il faut installer beaucoup de petites places et de chaises dans la ville pour que des gens puissent s’asseoir, et pour que d’autres viennent les retrouver. »
Lieux de séjours et de rencontres
Une ville relationnelle pour être accueillante, favoriser la mixité et les rencontres, doit non seulement offrir de la mobilité douce, des espaces hospitaliers à usages pluriels, mais elle doit aussi battre au rythme du « temps lent ». C’est à cette dernière condition que les gens vont prendre le temps de s’asseoir ou de venir marcher dans la ville. De l’habiter et de l’habiller par leur présence.
« Nous, notre objectif, précise Sonia Lavadinho, c’est de travailler sur les micro-séjours et faire en sorte que tout le monde accorde à la ville plus de leur temps. Mais, aujourd’hui, on est très pauvres en temps… Regardez un peu dans votre portefeuille... De combien de minutes disposez-vous ? Je suis sûre que vous avez plein de petits billets de 5 minutes, ou de petits billets de 10 minutes. En revanche, des billets d’une demi-heure, d’après moi, vous en avez très peu. »
« Donc, ça, c’est tout le problème, enchaîne-t-elle. On n’est pas riches de notre temps. On n’a que des petites coupures de temps, et pas assez de gros billets... Alors, notre but, c’est de jouer le rôle de planche à billets. C’est de créer ces espaces « mielleux » pour que les gens restent collés plus longtemps et qu’ils augmentent leur budget de temps en ville. Parce que, quand les gens peuvent vous donner un billet de 10 minutes au lieu de 5, quand ils peuvent vous donner un quart d’heure au lieu de 10 minutes, ou une demi-heure au lieu d’un quart d’heure, c’est ça qui anime la ville. C’est donc chacun de nous qui doit faire don de son temps pour la ville. C’est ça qui va faire que la ville est vivante. Que la ville est vivable ! Relationnelle…